La musique, outil de retour à une vie normale

Alors que l’activité commerciale reprend peu à peu, que magasins, bars et restaurants rouvrent leurs portes progressivement, beaucoup se demandent comment faire revenir les clients. La musique y contribue grandement. Depuis les années 80, les commerces ont compris les bienfaits de la musique d’ambiance y compris sur leur chiffre d’affaires. Pour les magasins mais aussi pour les marques, la fabrication des playlists est devenue une affaire de professionnels.

© zhu difeng

Rue du Temple, Paris. Il est dix heures, l’enseigne de cosmétique Nyx ouvre les portes de sa boutique. Soigneusement maquillée, l’équipe de vente accueille ses premiers clients le sourire aux lèvres. Rouge à lèvres, fards à paupières, vernis à ongles… les aficionados du maquillage déambulent dans les rayons, et s’autorisent un petit déhanché sur le titre mondialement connu de Pharrell Williams, “Happy”. Dans un contexte post-confinement, c’est de bon ton. “On souhaitait accueillir nos clients dans un univers sain et sécurisé, mais aussi dans une ambiance sonore qui change un peu de notre playlist habituelle”, explique Sabine Depardon, chef de projet retail chez Nyx. Pour cela, nul besoin de composer sa propre playlist “réouverture post-Covid”. La marque de cosmétique a fait appel à Mood Media, l’un des plus importants créateurs de playlists musicales pour les commerces, hôtels ou encore restaurants. “Nyx travaille avec Mood Media depuis que nous nous sommes implantés en Europe en 2015, précise Sabine Depardon. On les a briefés sur l’ADN de la marque et sur le profil de nos consommateurs pour qu’ils puissent nous proposer une playlist composée de titres dansants, pepsy, colorés mais surtout grand public.” Au menu, donc : du Beyoncé, du Rihanna, du Tones and I et du Lady Gaga à tout-va.

Le vecteur émotionnel de la musique   

Guess, Nespresso, Topshop, Primark, Costa Coffee… Outre Nyx, Mood Media crée l’ambiance sonore pour plus de 500 000 abonnés dans plus de 100 pays. “Notre histoire remonte à 1954 lorsque Muzak (l’ancêtre de Mood Media, ndr) a inventé en Amérique la première bande musicale sans fin”, explique Émilie Delozanne, chargé de la communication de Mood Media. Une bande musicale de huit heures, capable de couvrir de longues durées d’ouverture. “Depuis, il y a toujours eu de la musique dans les magasins.”
Mais la grande évolution a lieu dans les années 80, lorsque pour la première fois, les enseignes font la différence entre diffuser la musique du moment et créer une véritable identité musicale propre à l’entreprise. La raison est simple : les études sociologiques se multiplient et leur verdict est sans appel. Grâce à la musique, le client se fidélise, reste plus longtemps, et in fine, consomme. Depuis, les sociétés comme Mood Media n’ont de cesse de “montrer le bien-fondé du vecteur émotionnel qu’est la musique”, dans cette relation qu’entretiennent les marques avec leurs consommateurs. “C’est d’autant plus flagrant aujourd’hui, poursuit Thierry Payet directeur de la création et de la sonore expérience de Mood Media. Face au contexte pandémique, la musique est un formidable outil de ‘retour à une vie normale’.”

Des sound designers créent des playlists sur mesure

Si à une certaine époque, l’identité musicale d’un magasin reposait sur les compilations du Top 50 ou sur la collection de vinyles du gérant, Mood Media et ses concurrents démontrent qu’aujourd’hui, il en est autrement. “La première étape est une discussion avec l’enseigne, afin de la comprendre, d’étudier le(s) lieu(x) de vente, le profil des consommateurs, explique Bernd Hofstoetter, directeur général de la société Storever. Cette discussion va nous permettre de sélectionner les musiques capables de définir la marque ainsi que ses intentions. De là, nos six programmateurs ou ‘sound designers’ vont réaliser une playlist sur mesure, en s’adaptant au trafic du magasin à différents moments de la journée.” Chez Storever, les équipes créatrices utilisent des logiciels développés par la société, afin de faciliter la rotation des titres et offrir de meilleures transitions. “On s’occupe aussi de la technique, ajoute le directeur général. Nous pouvons mettre à disposition des players reliés à un ampli mais surtout connectés à Internet afin que les mises à jour puissent se faire régulièrement et à distance.”

Selon Thierry Payet, pour travailler dans cet univers quel que soit le corps de métier il faut une vraie passion pour la musique. “Notamment parce qu’il est nécessaire de bien connaître son histoire, précise-t-il. Par exemple : juste avant le confinement, les grandes marques du prêt-à-porter étaient sur un retour aux années 90. Aujourd’hui, un curateur qui travaille chez Mood Media, probablement né dans les années 90, n’aura pas forcément tout le référentiel musical de cette décennie. Ça peut les obliger à revoir très vite l’histoire pour être capables de créer des passerelles entre ces années, mais surtout anticiper ce que vont être les tendances musicales à venir pour les marques.”

La radio, poste d’observation des évolutions musicales

Pour observer ces grandes tendances, la radio reste le média le plus efficace. On doit l’écouter attentivement quand on compose des playlists. Les équipes de Mood Media, composées d’une vingtaine de curateurs, ou celles de Storever, le font régulièrement. Ces dernières années, le paysage radiophonique a notamment favorisé l’émergence de la variété francophone mais aussi de la musique urbaine. “À moins que ce soit une volonté de la marque pour laquelle on travaille, on a tendance à se caler sur les mêmes programmations que celles des grandes radios que les consommateurs connaissent par cœur, indique Thierry Payet. Comme la France est le deuxième pays au monde consommateur et producteur de rap, ce genre s’inscrit de plus en plus dans le paysage musical des marques. Aujourd’hui, même auprès des marques de luxe, le genre ne fait plus peur.” Après tout : Moha La Squale est bien l’égérie de Lacoste. Pour Thierry Payet, la musique permet de créer de la distinction. Un besoin tout aussi impérieux que celui d’avoir son propre logo. Si le rap, la musique électronique, la pop et la variété ont bonne réputation pour être diffusés en magasin, d’autres genres sont boudés. C’est le cas de la musique classique considérée – à tort selon Thierry – comme élitiste. Autre exemple : le métal, qui est pourtant l’un des genres les plus représentés en termes de festival.

Algorithmes ou programmateurs ?

Aujourd’hui, si Mood Media reste l’un des leaders du secteur, de nombreux concurrents ont rejoint l’arène comme Storever bien entendu, mais aussi Sixième Son, Goom Radio, PlayNetwork, SiriusXM for business ou encore Touchtunes. “On a lancé Storever en 2003, et aujourd’hui nous servons plus de 170 enseignes comme Camaïeu ou Carrefour dans plus de 60 pays”, reprend Bernd Hofstoetter. Face à ce marché florissant, les plateformes de streaming comme Apple Music, Deezer ou encore Spotify n’ont pas tardé à entrer dans la danse. C’est en 2013 que la société suédoise est arrivée sur le marché avec Spotify Business, depuis rebaptisé Soundtrack Your Brand. “En 2017, nous avions déjà plusieurs milliers d’abonnés dans une centaine de marchés différents”, s’enthousiasme Ola Sars, son fondateur. Et si l’entreprise est l’une des plus récentes, elle compte déjà de gros poissons, comme McDonald’s ou TAG Heuer. Ce qui attire ces grandes marques ? La possibilité de gérer elles-mêmes la musique de leurs différents magasins via une application, moyennant un abonnement mensuel de 25 euros. “Lorsque vous souhaitez créer une playlist, l’application vous demande de choisir différents mots-clés, explique-t-il. Un rythme rapide, moyen ou lent, une ambiance dansante ou lounge, du jazz ou de la pop, etc. Une fois que vous avez tout coché, l’algorithme crée une playlist parmi une bibliothèque de 50 millions de morceaux.” En cinq minutes, l’intelligence artificielle présente une playlist de cinquante heures qui elle-même se mettra à jour régulièrement. “Vous pouvez tenir un restaurant pendant trois ans, sans avoir besoin de mettre à jour votre playlist”, se félicite Ola Sars. Autre atout : un filtre pour éviter les “explicit lyrics” (paroles inappropriées) ou encore la possibilité de programmer différentes playlists pour éviter la monotonie. Reste à savoir ce que les marques préfèrent : algorithmes ou programmateurs ? Pour Bernd Hofstoetter et Thierry Payet, la réponse est claire : la programmation doit rester humaine, faite par des humains, pour des humains : “À ce jour aucun algorithme n’est encore efficace à 100 %. Ses sélections restent trop mécaniques, ajoute-t-il. L’algorithme peut aider, notamment pour aller plus vite, mais il faut toujours un garde-fou, à savoir l’homme, sa culture et son oreille.” Le tout est de savoir pour combien de temps encore.

Anna Boyrie

Publié le 12 juin 2020