Bars d'écoute : pour le plaisir de la bouche et des oreilles

Boire et manger en écoutant de la musique. Le principe n’a a priori rien de nouveau, si ce n’est que depuis deux ans que se multiplient en France des bars d’un nouveau type mettant l’accent sur la musique et le matériel sonore pour la diffuser. On les appelle bars d’écoute ou bars audiophiles. Un concept venu du Japon, qui séduit les mélomanes et les curieux.

Impossible de passer à côté. Deux grosses enceintes en bois cernent un mur de vinyles. Devant, une élégante console en bois dans laquelle sont intégrées des platines et une table de mixage rotative. Un matériel aussi élégant pour l’œil qu’agréable pour les oreilles, qui constitue l’attraction de Tempo, bar intimiste où l’on peut déguster des cocktails et des plats japonais, qui a ouvert en juin dernier dans le centre-ville de Sète. Son propriétaire, Olivier Guitton, n’en est pas peu fier. « Clairement, en investissement, mis à part les travaux, le plus gros poste de dépense a été le son. On a fait fabriquer notre sound-system sur mesure par une entreprise spécialisée dans la conception de matériel haute-fidélité. »

Un investissement indispensable lorsqu’on revendique être un bar d’écoute ou bar audiophile, selon la terminologie choisie. « Ce qui caractérise un bar audiophile, c’est une qualité sonore très poussée, résume Olivier, qui a découvert ce type d’établissement à Londres, où il a vécu pendant de nombreuses années, lorsqu’il était producteur de films publicitaires. Je vivais dans l’est de Londres, et à côté de chez moi avait ouvert cet endroit appelé Brilliant Corners, qui est désormais une institution. On pouvait manger et boire en écoutant des vinyles sur un système-son haute-fidélité. J’ai trouvé le concept génial. »

La table de mixage du bar Tempo ©Pierre Nocca

À L’ORIGINE, LES JAZZ KISSATEN

Un concept qui n’a pourtant rien de nouveau, comme le rappelle Hervé Férec, mélomane averti, passionné de jazz et habitué des bars d’écoute parisiens, londoniens, mais aussi tokyoïtes, où est né ce type d’établissement connu au Japon sous le nom de jazz kissaten. « Le jazz est arrivé au Japon dans les années 1920, et dès les années 1930, on pouvait se rendre dans des bars à thé pour y écouter de la musique calmement. Mais ça a vraiment explosé dans les années 1960, quand le jazz est devenu très populaire au Japon, suite à la tournée d’Art Blakey and the Jazz Messengers en 1961. C’est à ce moment-là que beaucoup de bars audiophiles ont été créés. Tous ceux qui voulaient se démarquer de la culture japonaise traditionnelle allaient dans ces bars. »

Ils ont depuis perduré, souvent selon le même principe : des lieux de petite taille dans lequel on peut boire un verre, manger un morceau sur le pouce et écouter des vinyles de jazz, souvent la collection personnelle du gérant, sur un matériel audio de grande qualité. « Ce sont souvent des sound-systems fabriqués spécifiquement pour le bar, explique Hervé Férec, avec une installation faite par des spécialistes, pour garantir la meilleure qualité de son possible et une isolation qui ne nuise pas au voisinage. Les gens viennent pour y écouter de la bonne musique et pour le plaisir d’une restitution audio parfaite. À l’origine, l’attention était pleinement dédiée au son, même si aujourd’hui, il est possible de discuter. Néanmoins, les gens ne viennent pas là par hasard. Ce sont d’ailleurs souvent des bars un peu cachés, sans enseigne, en sous-sol ou au premier étage d’un immeuble. »

PARTAGER SA COLLECTION DE DISQUES

Si en Europe, la clientèle des bars d’écoute est sans doute moins passionnée de musique qu’au Japon, Hervé s’étonne que le concept n’ait pas éclos plus tôt. « C’est une alternative aux bars et aux clubs. Moi, c’est la qualité sonore qui m’attire. Dans un lieu public, c’est une proposition qui n’existait pas vraiment jusque-là. En boîte de nuit, on peut trouver un très bon son, mais on n’entendra pas le genre de musique que l’on joue chez nous, et pas aux mêmes heures. »

Pour Alexandre Carlier, Responsable de comptes clés à la Sacem pour la Direction territoriale de Paris, l’engouement général pour ces nouvelles pratiques d’écoute de la musique n’est pas anodin : « On constate depuis quelques années un retour de l’analogique qui se traduit par une consommation soutenue du vinyle. Cela manifeste notre envie d’avoir l’objet et de toucher l’œuvre de l’artiste qui nous est cher. On ne peut qu’être ravi de ce retour du disque et du développement des bars et restaurants audiophiles qui permettent à leur clientèle de consommer les créations des auteurs et compositeurs de la Sacem dans un environnement d’écoute plus qu’optimal. Notamment grâce à du matériel très pointu. Ce nouveau type d’établissement complète une offre déjà très éclectique et permet à tous de se faire plaisir aussi bien aux oreilles qu’à l’estomac. »

« Il fallait peut-être que les passionnés de musique et les collectionneurs de vinyles se décident à ouvrir leurs lieux », pense Olivier Guitton, qui a installé une partie de sa collection personnelle de 3 000 disques dans son bar, principalement du jazz, de la musique d’Afrique de l’Ouest, de la soul et du funk. « L’idée, c’était d’enlever les vinyles de mon salon et de faire en sorte qu’ils soient écoutés plus souvent et par d’autres gens », sourit-il. Quant à l’idée de s’installer à Sète, elle ne tient pas du hasard. « C’est une ville que j’ai découverte il y a une quinzaine d’années par le biais d’un festival de musique, le Worldwide Festival. Je m’étais dit que faire un bar d’écoute dans cette ville, ce serait malin, parce que les gens à Sète sont mélomanes. C’est une ville de musique. L’été, c’est phénoménal le nombre d’artistes qui s’y produisent. Il y a beaucoup de gens ici qui aiment la bonne musique, le jazz, les musiques du monde. Beaucoup d’artistes et de musiciens y vivent. » Bon nombre d’entre eux constituent d’ailleurs sa clientèle, mais pas seulement. « J’ai aussi beaucoup de gens qui apprécient juste la bonne musique et qui viennent parce que les autres bars ne proposent pas ce genre de chose. Généralement, la musique dans un bar, c’est de la radio en fond sonore. Là, les gens apprécient le fait qu’on joue du vinyle. La qualité sonore fait aussi que la musique ne va jamais couvrir le son de ta voix. Tu vas pouvoir écouter la musique et toujours entendre ton interlocuteur. »

BOIRE, MANGER, ACHETER UN DISQUE

Que sa clientèle puisse manger, boire et discuter tout en appréciant les vinyles qu’il joue est aussi l’une des préoccupations de Nicolas Mulot, propriétaire avec Vanessa Pajaud du Mange Disque, à Bayonne. Si ce n’est que chez lui, les vinyles, on peut également les acheter. Le concept de son établissement, ouvert depuis 2015, est un peu plus singulier, puisqu’il est à la fois restaurant et magasin de disques. « Ma femme était cuisinière, j’étais disquaire chez Virgin à Bayonne, raconte-t-il. Quand Virgin a fermé, on s’est dit : “Pourquoi ne pas monter quelque chose ensemble ?” » Le nom était tout trouvé, et la connexion entre les deux univers s’est faite de manière limpide. « C’est un concept qui plaît, assure-t-il. Il y a des gens qui viennent pour manger ou boire un verre, qui s’installent en terrasse et qui ne savent même pas qu’on vend des disques, il y en a qui ne viennent que pour les disques et ne mangeront jamais ici, mais j’ai quand même beaucoup de clients qui font les deux. Ils achètent un disque et boivent un café, ou l’inverse. Et même quand ils n’achètent pas de disques, ils sont contents d’être chez un disquaire, ils me disent qu’ils n’ont jamais vu ça. Personnellement, je ne connais pas d’autres lieux comme le nôtre. Quand on a ouvert, une journaliste d’un magazine de voyages nous a dit qu’elle n’avait vu ça qu’en Nouvelle-Zélande. »

Quant aux contraintes de cumuler les deux activités, elles sont, affirme-t-il, minimes : « On ne fait pas de friture, parce que les disques, ça n’aime pas le gras ! Et on essaie de ne pas mettre de rock ou de rap entre midi et deux, plutôt des sonorités jazz, soul, que les gens puissent manger tranquillement. Il y a toujours un disque qui tourne, en revanche. »

Publié le 25 septembre 2023