Pendant presque cinquante ans, la manière de consommer de la musique live depuis chez soi n’a quasiment pas évolué. Une expérience en train d’être bouleversée par le livestream, les casques de réalité virtuelle et le métavers.
Assister à un concert aux premières loges, sans avoir à faire la queue, monter sur scène et pouvoir distinguer jusqu’aux mouvements de doigts du guitariste… et ne pas avoir à se préoccuper de la manière dont on va rentrer, puisque tout ceci est visible depuis son salon. La promesse n’a rien de nouveau. Elle remonte au 14 janvier 1973, lorsqu’Elvis Presley donna un concert à Honolulu, le premier diffusé en direct à la télévision. Une image et un son de meilleure qualité, de plus en plus de caméras et d’angles de prises de vues… Durant les presque cinquante années qui ont suivi ce show télévisé du King, l’expérience du concert à vivre à la maison n’a eu de cesse de s’améliorer, sans toutefois connaître de véritable révolution. Il aura fallu un évènement majeur pour qu’on entre dans une nouvelle ère, lorsqu’en mars 2020 quasiment toute la planète s’est retrouvée confinée.

Le principe du livestream, c’est-à-dire la diffusion d’un flux vidéo en direct sur Internet, apparu au début des années 2010, a alors connu un véritable boom dans le monde de la musique, devenant instantanément un canal privilégié pour les artistes, qui se produisirent en live depuis leur salon, diffusant leur performance sur YouTube, Facebook Live ou Twitch. Comme le relève le Centre national de la musique (CNM) dans une étude publiée en 2021, la division Music & Performing Arts de la plateforme Twitch, spécialisée dans le livestream, est passée de 3,6 millions d’heures de visionnage en juillet 2019 à 17,6 millions un an plus tard. Sacrée culbute.
La numérisation du live
Pour les artistes, ce fut une façon de maintenir un lien avec leur public, mais aussi de trouver une nouvelle source de revenus, puisque rapidement, certains d’entre eux, surtout les plus célèbres, monnayèrent l’accès au visionnage de leurs concerts, donnés dans des salles vides ou des lieux prestigieux. Ainsi, en juin 2020, le groupe de K-pop BTS a écoulé 740 000 billets pour un concert unique diffusé en livestream, vendus à 23 euros pour les membres du fan-club et 31 euros pour les non-membres. Des prix un peu au-dessus d’une moyenne estimée à 17 euros par le CNM pour une expérience similaire.
Si le soufflé est retombé lorsque les salles de concert ont rouvert leurs portes, le modèle pourrait néanmoins perdurer. D’après le dernier rapport de l’Ifpi, la fédération internationale de l’industrie phonographique, publié en mars 2022, 65 % des personnes interrogées ont déclaré être disposées à continuer à regarder des livestreams musicaux même après la fin des restrictions sanitaires. Le confinement a également été marqué par l’émergence d’un nouveau type de concerts, prenant place dans des jeux vidéo. Celui du rappeur américain Travis Scott dans le jeu Fortnite le 23 avril 2020, suivi en direct par douze millions de personnes, a créé un précédent, préfigurant les concerts de demain dans le métavers, cet Internet du futur permettant de naviguer dans des mondes virtuels sous la forme d’un avatar.
« Depuis le confinement, il y a une réflexion globale sur la numérisation de la musique live », estime Clément Meyère, programmateur du festival parisien We Love Green, qui fut en juin 2020 l’un des premiers festivals à proposer une expérience en livestream, à travers une plateforme en ligne plutôt ludique, reprenant la topographie d’un festival, sur laquelle il était possible de visionner des concerts des artistes initialement prévus. « L’avantage, c’est que nous sommes un festival de début de saison, donc lorsqu’on a lancé le projet, on était un des premiers à proposer ce type d’évènement. C’était excitant pour pas mal de gens, il y avait un parfum de nouveauté. Un an après, quand les gens étaient encore confinés, ils étaient un peu lassés, forcément, mais c’est encourageant pour l’avenir. » Car si We Love Green, après deux éditions annulées, va pouvoir reprendre sous sa forme habituelle en juin, la réflexion autour d’une forme de festival virtuel reste d’actualité. « J’ai tendance à dire que l’expérience physique ne sera jamais remplacée. À We Love Green, par exemple, il y a un soin très important apporté à la restauration, une expérience culinaire qu’on ne peut pas reproduire en numérique, mais il y a aussi la dimension écologique à prendre en compte aussi : faire voyager des artistes avec une grosse tournée et une grosse empreinte carbone, c’est le futur ? C’est une vraie question qui se pose pour les festivals à grosse capacité. » L’une des pistes envisagées par We Love Green pour faire baisser son empreinte carbone pourrait être le métavers, promesse d’expériences beaucoup plus immersives qu’un simple livestream, et qui ne nécessite aucun transport des artistes ou du public. « Le métavers va nous permettre de pousser un peu plus loin l’expérience du festival en numérique, pense Clément Meyère, même si nous voyons cela comme quelque chose de complémentaire. On imagine une hybridation des expériences. »
Une couche de virtuel
Une complémentarité que VRrOOm, entreprise française spécialisée dans la production d’évènements en réalité virtuelle, a pu expérimenter le 19 mars dernier lors de la soirée The Future Is Now, qui se tenait à la fois dans la salle Paris La Défense Arena et sur la plateforme VRChat. Pour le public, il était possible d’assister sur place à une soirée classique, avec une dizaine de DJs techno, ou de se connecter depuis chez soi à VR Chat, accessible depuis un casque de réalité virtuelle, et de vivre la soirée dans un univers de jeu vidéo. La musique était la même que dans la salle, mais les DJs étaient représentés sous la forme d’avatars. Pour Louis Cacciuttolo, fondateur de VRrOOm, qui avait réuni devant leur écran 75 millions de personnes en décembre 2020 pour suivre en direct l’hologramme de Jean-Michel Jarre se produire à Notre-Dame, ce type d’évènement mixte constitue l’avenir du spectacle vivant. « Une façon de s’affranchir des contraintes spatiales d’une salle », note celui qui s’apprête à lancer d’ici la fin de l’année une plateforme pensée pour être un « YouTube de la VR ». D’autant que la marge de progression est importante.
Jean Michel Jarre - ZERO GRAVITY - IN VR - Welcome to the Other Side from VRrOOm Info on Vimeo.
« Pour le moment, le photoréalisme, avec la motion capture et les combinaisons haptiques (qui permettent de ressentir des sensations physiques, ndr), c’est une usine à gaz et ça ne donne pas de résultats jolis ni fluides, mais d’ici cinq ans, je pense que ce sera d’actualité. » Il sera alors possible de voir les artistes tels qu’ils sont « réellement » et d’avoir l’impression d’être au cœur d’un concert, en se connectant simplement à un casque de réalité virtuelle depuis chez soi. À moins que ce ne soit avec des lunettes, comme l’espère Louis Cacciuttolo. « On attend avec impatience les lunettes de réalité mixte ou augmentée d’Apple, Meta ou Samsung. Des lunettes qui permettront, soit de pouvoir occulter la réalité, par exemple avec un filtre sombre, et de se retrouver dans un monde virtuel, soit d’ajouter une couche de virtuel au réel (ce que l’on nomme la réalité augmentée, ndr). Ce que j’aimerais faire, ce sont des concerts physiques, mais avec un décor et une scénographie virtuelle qui s’animent dès que le musicien joue les premières notes, visibles grâce aux lunettes. Je pense que c’est le futur. Cela permettrait aux artistes d’avoir des coûts de production moins élevés et au public de continuer de se retrouver avec d’autres personnes dans une salle. Aujourd’hui, les casques VR sont un frein. Même moi, qui travaille dans cet univers, je ne passerais pas ma vie avec un de ces casques sur la tête. En tout cas pas tant qu’ils seront aussi mal fichus. Cette technologie en est encore à l’âge de pierre ! » Mais cela va vite changer.
Gérome Darmendrail
Publié le 20 mai 2022