« Le karaoké ne sera jamais un loisir de masse, juste une mode », pouvait-on entendre en 1995. Pourtant, vingt-sept ans plus tard, le prêt-à-chanter n’a jamais eu autant la cote. Des box privés, aux clubs branchés en passant par le cinéma, le karaoké a su se moderniser pour le plus grand plaisir (ou pas) de nos oreilles.
À priori, rien qui ne puisse distinguer ce bar du XIe arrondissement d’un autre. Pourtant, au sous-sol, derrière de grandes portes et des murs épais, sonnent les tubes que l’on a tous, au moins un jour, fredonnés. Britney Spears, Céline Dion et les Spice Girls se mêlent sans aucune difficulté à Johnny, Balavoine, Goldman ou encore Sardou. Bienvenue au BAM Karaoké Box, un bar qui a importé du Japon le concept du karaoké privatif, c’est-à-dire dans des espaces réservés entre amis.
C’est là que Justine a rassemblé une vingtaine d’amis pour son anniversaire. « C’est très sympa d’être dans une salle privée avec ses amis et de pouvoir créer sa propre playlist, confie Justine, installée dans la salle “Paradise” capable d’accueillir jusqu’à 30 personnes. Ici, tu peux te lâcher plus facilement. Alors que dans des karaokés traditionnels, tu passes plus ta soirée à attendre le micro qu’à t’amuser. Et bonus : tu commandes tes consos depuis une tablette. Finalement, tu ne sors presque pas de la salle, à part pour fumer. »
À l’origine de cette réinterprétation du Karaoké, Arnaud Studer. Lors d’un voyage au Japon en 2011, ce trentenaire qui avoue être un piètre chanteur, d’ailleurs très peu fan de variété française, découvre le karaoké en « box ». « On s’est tellement marrés, que tous les deux jours, on y retournait, sourit celui qui avoue avoir poussé la chansonnette sur Poupée de cire, poupée de son. Ça a duré dix jours. » Mais le vrai déclic a lieu lorsque ses amis expatriés viennent à leur tour en France. « On a voulu refaire un karaoké tous ensemble à Paris, mais on n’a rien trouvé. J’ai réalisé qu’il y avait une opportunité. »
Et l’avenir lui a donné raison. En avril 2014, après une levée de fonds de 400 000 euros, BAM ouvre son premier établissement, rue Richer dans le IXe arrondissement. Pour se distinguer, le fondateur a parié sur le « luxe abordable ». Ambiance lounge, bar à cocktails, matériel de qualité, autant d’éléments pour moderniser le karaoké qui, à l’époque, était souvent considéré comme quelque chose de ringard. « Je me souviens que mon ancien boss m’a dit que c’était une idée débile et que je faisais une énorme bêtise en me lançant dans cette entreprise », s’amuse Arnaud Studer. Pari remporté pour l’entrepreneur qui, en 2016 et 2017, ouvre déjà deux nouveaux établissements. De quoi booster le chiffre d’affaires de la société – aujourd’hui composée d’une centaine de salariés – qui, en 2018, s’élevait à 3,4 millions d’euros. « Le karaoké est un moment intime, de lâcher prise, sans jugement, justifie le fondateur. Que ce soit faux ou juste, tout le monde sait chantonner. C’est donc accessible au plus grand nombre. » Aujourd’hui, BAM compte huit établissements entre Paris, Bordeaux et Madrid, et espère dans les vingt-quatre prochains mois traverser la Manche pour s’implanter à Londres.
« Il suffit de savoir lire »
Si le karaoké naît en 1971 de l’esprit du musicien japonais Daisuke Inoue, il faut attendre le début des années 1990 pour le voir arriver en France. Cette nouvelle forme de divertissement a beau être originale, le ton des quelques journaux télévisés lui consacrant un sujet est pour le moins moqueur : « Pour devenir la star d’un soir, savoir chanter n’est pas nécessaire, il suffit de savoir lire », lance un journaliste français dans un reportage de 1992.
À l’époque, personne n’aurait parié sur le fait que cet « orchestre vide » – ce que signifie poétiquement « karaoke » en japonais – explose et devienne un secteur à forte croissance. À l’heure actuelle, le marché mondial du karaoké représente près de 4,9 milliards d’euros avec un taux de croissance annuel de 2,52 %. Et selon les prévisions, ce chiffre d’affaires devrait atteindre 5,4 milliards d’euros d’ici 2024. Sans surprise, le Japon concentre la part la plus importante du marché avec 52,58 %.
Mais on observe aussi une véritable expansion de l’activité en Europe. « Avant la crise sanitaire, beaucoup de gens s’apprêtaient à ouvrir des établissements de karaoké, ça a sans doute détourné certaines vocations », analyse Arnaud Studer. S’il manque de données pour jauger la taille exacte du marché, le fondateur de BAM est sûr d’une chose : « Il faut s’attendre à ce qu’il y ait de plus en plus de karaokés dans le futur. »
Du beauf à la hype
Une question demeure : comment le karaoké est-il devenu cool ? C’est au cinéma qu’il trouve un second souffle, lorsqu’en 2004, Sofia Coppola offre dans Lost In Translation l’une des plus belles scènes de karaoké : un Bill Murray concentré, une Scarlett Johansson coiffée d’une perruque rose, qui reprennent tour à tour Brass in Pocket des Pretenders et More Than This de Roxy Music. Il n’en faut pas plus. Rapidement, le karaoké s’invite dans les lieux les plus branchés de la capitale française et réunit une clientèle plus sélecte.
En 2009, Le Baron fait appel au pianiste mondain Mattias Mimoun pour animer des soirées karaoké dominicales. Quatre ans plus tard, le Bus Palladium entre dans la danse avec son célèbre Kararocké. Finalement, tout le monde s’y met. Ainsi, l’agence de communication The Publicists, dirigé par Thierry Messonnier, propose des soirées chantantes à Paris « environ quatre ou cinq fois par an. Avec à chaque fois, indique-t-il, une thématique. La dernière fois, on devait être deux cents, mais en janvier 2020, on avait réservé tout le club pour la nuit du karaoké. Au total, on était six cents. »
Pour justifier ce succès, l’organisateur sort la carte multigénérationnelle : « L’âge importe peu. Maintenant, les enfants de mes potes viennent, des jeunes de 20 ans, parce que c’est super libérateur. » Un sentiment que même notre président, Emmanuel Macron, connaît, si l’on en croit ses camarades de la promo Senghor, mentionnés dans le livre de Mathieu Larnaudie Les Jeunes gens (2018).
Pour petit et grand écran
Le karaoké est désormais accessible partout et à tous.
Devenu vedette du petit écran, on le retrouve dans d’innombrables émissions et jeux télévisés. Même les plus grandes célébrités comme Billie Eilish, Adele, Nicki Minaj, Justin Bieber, Lady Gaga ou encore Paul McCartney se prêtent au jeu du karaoké sur leurs propres titres, dans l’émission populaire Carpool Karaoke de James Corden. Un concept d’ailleurs récupéré en France par TF1, en 2019, dans l’émission Plan C, animée cette fois par Camille Combal.
Depuis 2017, le grand écran l’a également adopté grâce à L’Écran Pop, le premier cinéma-karaoké de France. Natacha Campana, à l’initiative du projet, s’est inspirée du « sing along », une tradition venue d’outre-Manche consistant à chanter et danser au cinéma sur les comédies musicales les plus cultes. Pour l’heure, cinq films sont à l’affiche : West Side Story, Grease, Mamma Mia!, Dirty Dancing et Bohemian Rhapsody. « Dès la première séance au Grand Rex, c’était complet, confie-t-elle, non sans fierté. Je me souviens que sur le trottoir, environ 500 personnes attendaient l’ouverture des portes en chantant et beaucoup étaient déguisés. »
Au-delà des grands rassemblements dans les bars, les cinémas ou sur plateaux TV, le karaoké est également parvenu à s’immiscer dans l’intimité du domicile avec l’application américaine Smule, développée en 2008 et téléchargée dans plus de 130 pays. Ce karaoké digital – qui compte un peu plus de 50 millions d’abonnés – permet aux utilisateurs de chanter directement depuis leurs smartphones et d’enregistrer, via vidéo interposée, un duo avec des inconnus ou leurs stars préférées. L’outil idéal si l’on veut s’entraîner pour le Championnat du monde de karaoké qui, depuis 2003, réunit une armée de chanteurs amateurs. La France n’a d’ailleurs pas à rougir puisqu’un des finalistes en 2017 n’était autre que l’Ardéchois Didier Coste, plus connu dans le milieu sous le nom de « Mr Di’Box ».
Ana Boyrie
Publié le 24 janvier 2023