ça gaze pour le jazz

Souvent perçu comme un genre réservé aux initiés, joué dans des salles où le silence est d’or et la boisson hors de prix, le jazz semble faire peau neuve. Bousculé par une scène anglaise rebelle, il séduit une jeune génération qui veut faire de cette musique un art populaire et accessible à tous.

Avenue Corentin Cariou. La nuit tombée, le quartier a tout l’air d’une « no go zone ». Mais au No1, se cache une gare anciennement désaffectée qui, depuis 2017, accueille un nouveau jazz club underground, tout simplement baptisé La Gare. Sur sa page Facebook, le ton est donné : « Que du jazz pas chiant qui donne la banane. Tu paies ce que tu peux, et tu kiffes des oreilles. » Ce soir-là, comme tous les mardis, c’est jam. Animés par les talents du Conservatoire national supérieur de Paris, nombreux sont ceux – majoritairement des jeunes – qui foulent le chemin pavé d’herbes folles pour se commander une bière à bas prix. Heureusement, La Gare dispose d’un espace suffisamment grand pour accueillir tout ce petit monde : près de 2000 m2 de jardins et de terrasses. À l’intérieur : murs décrépis, carrelage à damier rouge et blanc et tapis suspendus derrière la petite scène sur laquelle les étudiants défilent de 21 heures à minuit. À ce décor brut, s’ajoutent des fresques street art signées Julien Casabianca, fondateur du club. À l’image de son patron, La Gare n’aime pas beaucoup la communication et entend se faire connaître grâce au seul bouche-à-oreille. D’ailleurs, dans le public, plusieurs personnes affirment avoir découvert le lieu par l’intermédiaire d’un ami, d’un parent ou même d’un collègue.

Depuis son ouverture, La Gare est parvenue à déplacer l’épicentre du jazz, longtemps rivé rue des Lombards, non loin des bords de Seine. Ici, les concerts fonctionnent selon le principe de la participation libre. « Tu es vraiment sur une ambiance festive. Tu es debout, tu danses, tu écoutes, tu bois ta bière tranquille. Mais, tu n’as pas le droit de parler pendant les concerts (un écriteau suspendu exige le silence, ndr), sinon tu te fais sortir », raconte Marie-Loup, étudiante en musicologie, qui se souvient notamment d’un concert du groupe français électro-jazz Daïda, totalement full. Preuve que le jazz n’est pas mort, bien au contraire. 

DÉMÉNAGEMENT AU NORD-EST PARISIEN

Ces dernières années, plusieurs lieux dédiés au jazz sont apparus dans la capitale et ont su trouver leur place, sans pour autant faire de l’ombre aux clubs historiques. La Dynamo de Pantin a été le premier. Depuis treize ans, cette ancienne fabrique accueille un jazz au sens large. Une salle que le violoniste Théo Ceccaldi connaît bien : « [Elle] a été très importante pour moi. Quand je me suis installé, j’habitais Aubervilliers. On y était tout le temps entre 2009 et 2012 », confie-t-il à Libération en août 2019. Autres exemples : La Petite Halle à Villette, où le saxophoniste Steve Coleman est venu donner une mémorable masterclass. Sans oublier le 360 Music Factory, un lieu transculturel où le jazz a souvent sa place, ouvert depuis 2020 à la Goutte d’or.

La Dynamo - 360 Music Factory ©DR

Le Nord-est parisien serait-il devenu le nouvel épicentre jazzy ? « Ce qui est certain, lance sans filtre le programmateur de concert Alexandre Mencarelli, c’est que notre but est désormais d’éveiller la curiosité des jeunes, pour qui le jazz se résumait jusqu’à présent aux canapés de velours rouge et au whisky à quatre cents euros pour des mecs en costard et aux cheveux gris ». Ils sont de plus en plus nombreux à vouloir montrer à un nouveau public un jazz qui est une affaire d’émotion et pas uniquement de technique.

Une observation que Pascal Pilorget ne contredira pas. À la tête de GiantSteps – agence de booking et de production – depuis presque vingt ans, ce féru de jazz organise des concerts jazz un peu partout : à La Machine, au Trabendo, à la Boule noire, à La Maroquinerie, à La Cigale… « J’ai fait un showcase au Pop p du Label (une salle de Bastille d’ordinaire plutôt rock, ndr) il y a quinze jours, s’amuse-t-il. Il faut “consommer” le jazz live comme on consommerait un autre genre de musique. Autrement dit, pas forcément assis dans un théâtre à siroter un cocktail, mais debout avec tes potes en train de boire une bonne bière, sans qu’on te dise “tais-toi, il y a le solo de basse”. Ce sont des codes qui changent, parce que la génération change. » 

UN PUBLIC VENU GRÂCE AU DIGITAL

Il arrive que le numérique ait du bon : YouTube et les réseaux sociaux ont nettement favorisé la diversité et la facilité d’accès de toutes les musiques, à tous les publics. « La transmission par les médias jazz ne se fait presque plus, estime Pascal Pilorget. Maintenant, c’est du “je tague mon pote sur une vidéo Instagram pour qu’il écoute”. Il y a quelque chose de plus direct et de plus ouvert. » Résultat : « Aujourd’hui, je vois des gamins capables d’écouter du classique à midi, de l’urbain à 15 heures, du métal à 16 heures et du jazz à 18 heures. Les barrières qu’il pouvait y avoir il y a une vingtaine d’années n’existent plus. »

Ce nouveau public, désireux d’un jazz abordable et désacralisé, est à l’image d’une nouvelle génération d’artistes, selon Pascal Pilorget. « On a vu arriver des artistes qui ont grandi en écoutant de grands jazzmen comme John Coltrane ou Herbie Hancock, mais aussi du Dr. Dre, Radiohead, Rage Against The Machine… Naturellement, ils ont glissé toutes ces influences dans leur musique. »

En sens inverse, ça marche aussi. Le patron de GiantSteps pense notamment au dernier album de Bowie, Blackstar, mais aussi au cultissime To Pimp A Butterfly de Kendrick Lamar. Pascal est catégorique : ce jazz ringard et lesté de clichés vieillots est redevenu sexy. « Je ne sais pas s’il y a une démarche totalement consciente de la part des artistes. Ils vont piocher dans ce qui les fait kiffer. Ils font juste ce que le jazz a toujours été : une espèce d’éponge de tout ce qui est tendance. »
Ce qui n’a pas toujours été bien vu. Longtemps le public et les musiciens, n’ont juré que par l’improvisation et l’harmonie, méprisant la simplicité de la pop genre jugée « commerciale », comme le résumait Télérama en 2019 : « Aux pop stars revenait la gloire ; aux artisans du jazz, l’art et l’honneur. » Une opposition qui semble disparaître. Adrien Soleiman en est la preuve vivante. Diplômé du CIM, de l’American School of Music et du Conservatoire de La Courneuve en section jazz, ce multi-instrumentiste s’est progressivement éloigné du genre et de la communauté de l’époque. « Ça a commencé par mon groupe Dad où j’ai tendu vers des choses plus punk, hip-hop jusqu’à devenir un groupe de pop. Et très vite, je me suis retrouvé à bosser avec des artistes comme Juliette Armanet, Philippe Katerine, Sébastien Tellier, Kavinsky ou encore Justice. » Un phénomène loin d’être nouveau. Dans les années 1970 et 1980, les pontes de la variété française tels que France Gall, Véronique Sanson, Michel Berger ou encore Claude Nougaro savaient déjà s’entourer des plus grands jazzmen. Qu’ont-ils de si particulier ? « Je pense que notre formation musicale nous permet d’aller plus vite que certains, répond Adrien. Le fait qu’on sache lire la musique, écrire des arrangements, qu’on ait une super oreille, pour le monde de la pop, c’est du pain bénit. »

Heureusement, car vivre du jazz reste difficile. Si la Sacem propose de nombreux programmes d’aide à l’accompagnement de carrière, soutenant 25 artistes chaque année - avec une attention toute particulière pour le jazz - dont ont bénéficié notamment Thomas Pourquery ou la flûtiste Ludivine Issambourg, participer à des productions pop permet aux artistes comme Adrien Soleiman de s’assurer une certaine stabilité financière. Mais le saxophoniste y voit d’autres avantages : celui d’étoffer son carnet d’adresses, de connaître son planning, un voire deux ans à l’avance et surtout, d’alimenter ses projets personnels. Comme celui qu’il présentera à l’automne prochain : BelleJazzClub, un retour à ses premières amours, mais « sans être dans la démonstration et le bavardage ». « Je suis en train de négocier avec un label et j’ai déjà un tourneur », confie-t-il avec excitation. Preuve qu’à l’heure où le hip-hop est le genre le plus écouté en France, le jazz n’a visiblement pas dit son dernier mot. Rien d’étonnant. Car comme le chantait si bien MC Solaar : « Si le rap excelle, le jazz en est l’étincelle. »

Publié le 11 juillet 2023