Les chorales à l’assaut des grandes salles

Longtemps cantonnés aux salles des fêtes et aux églises, les choristes amateurs s'invitent de plus en plus fréquemment dans des salles de concert dédiées aux professionnels. Une preuve supplémentaire de l’engouement que portent les Français à cette pratique.

Pratiquer une activité artistique aux vertus apaisantes, rencontrer de nouvelles personnes, déconnecter de son quotidien, les raisons qui poussent Magali à se rendre chaque semaine dans une chorale sont nombreuses et ils sont environ trois millions et demi de Français à faire de même (chiffre À Coeur Joie/Ifop 2020). Avec en point de mire la perspective du spectacle de fin d’année, « une énorme récompense », explique-t-elle.

Avec 250 autres personnes, Magali est venue en sortant de son travail participer à l’une des dernières répétitions dans un gymnase du cinquième arrondissement parisien. Le pianiste de la chorale enchaîne « Bad Romance » de Lady Gaga, « Toxic » de Britney Spears ou « The Show Must Go On » de Queen.
D’ici un mois, ils chanteront ce répertoire devant 4 500 personnes, lors de trois représentations au Cirque d’Hiver, intitulées Bohemians. Un concert dans des conditions professionnelles, avec jeu de lumière, costumes et orchestre, que propose chaque année le Chœur de Pierre, la chorale dans laquelle elle chante. Depuis 2018, celle-ci s’est ainsi produite dans des salles comme Mogador ou le Palais des Congrès. « À mon premier spectacle, j'ai eu les larmes aux yeux, avoue Magali. C’était hyper impressionnant. Sentir le public, leur transmettre des émotions… Et quand les spectateurs se lèvent pour vous applaudir, alors que ce n'est pas du tout votre métier, c’est une sensation incroyable. » Pierre Babolat, le chef de chœur, est conscient que ce spectacle est l’un des atouts de la chorale. « Plein de choses poussent les gens à nous rejoindre, explique-t-il, notre répertoire, la moyenne d’âge plutôt jeune de la chorale, mais son succès tient aussi à l’effet “waouh” du spectacle. La plupart de ceux qui souhaitent nous rejoindre ont d’abord assisté au spectacle. Ils arrivent avec des attentes super basses, en venant voir un ami qui est dans la chorale. Ils n'imaginent pas que ce soit aussi ambitieux. »

Chanteur professionnel, Pierre Babolat a lancé le Chœur de Pierre au milieu des années 2000, en réunissant au départ une quinzaine de personnes pour chanter un répertoire varié, « un peu de musique classique, de musique ethnique, de variété », avant de se spécialiser dans le registre de la comédie musicale. « Ça a tout de suite pris, nous étions 80 personnes et, un jour, une de mes choristes m’a dit : “Arrêtons de chanter dans des petites salles, on fait Mogador !” Jusqu’alors, nous nous produisions uniquement dans des salles de 300 places maximum, mais Mogador, c’était 1 800. Elle a tout géré, a négocié le prix de location du théâtre et on s’est lancés. Après Mogador, la chorale a explosé, 150 personnes se sont présentées pour nous rejoindre. » Depuis, l’entrée à la chorale est soumise à une audition, et les heureux élus doivent payer une cotisation de 360 euros par an. « Mais les cotisations ne permettent pas de financer le spectacle, précise Pierre Babolat. Le spectacle, c’est plus de 100 000 euros de budget, je prends donc un vrai risque de production. » Pour autant, il n’a pas trop de craintes. « Je ne fais aucune publicité, ce n’est que du réseau. Certains choristes font venir 60 personnes, d’autres deux, mais à la fin on remplit toujours. »

©Anna Jurkovska

Le Chœur de Pierre n’est pas la seule chorale à se produire dans des salles habituellement réservées aux pros.
Parmi les plus connues, Spectatul’Art, association née à Avignon, mais qui a essaimé dans toute la France, ou le Chœur du Sud, installé à Toulon, se produisent même dans des lieux plus grands, type Zénith, et font en général appel à des vedettes de la chanson, rémunérées pour se produire avec les choristes. Un phénomène en pleine croissance, comme le souligne Sylvain Tardy, chargé de projet, de la programmation et de la production du festival de musique les Nuits de Champagne, qui se tient tous les ans, fin octobre à Troyes.
Avec son Grand Choral, qui clôture le festival et convie depuis 1993 près de mille choristes à chanter en compagnie d’un artiste de renom (Bernard Lavilliers et Tiken Jah Fakoly cette année), l'événement fait figure de pionnier en la matière. « Proposer à des amateurs de chanter dans une salle de spectacle où se produisent habituellement des artistes en tournée, c'est probablement une invention des Nuits de Champagne », souligne-t-il. Ici, pas d’audition, la participation au concert est ouverte à tous, et des gens viennent de toute la France pour y prendre part. « Évidemment, parmi les inscrits, il y a plus de personnes qui chantent ou ont chanté dans une chorale, mais tout le monde est le bienvenu. Certains viennent aussi pour l’artiste qu’ils vont accompagner, parce qu’ils sont fans et veulent chanter avec lui. Après, il y a un phénomène d'autosélection. D'abord parce c'est exigeant. Les choristes doivent travailler leur partition entre juin et octobre, puis ils passent une semaine à répéter tous ensemble, du matin au soir, de façon intensive. Ils ne viennent pas faire du tourisme. »

Une passerelle entre amateurs et professionnels, qui séduit également ces derniers, pense Sylvain Tardy. « À nos débuts, ce sont des artistes comme Julien Clerc, Alain Souchon ou Francis Cabrel qui ont été nos meilleurs ambassadeurs. Ils ont fait la promotion de notre projet auprès de leurs pairs. Voir des chanteurs amateurs s’approprier leur œuvre, chanter à leurs côtés, c’était quelque chose d’assez émouvant pour eux. »
Les Nuits de Champagne ont par ailleurs un lien particulier avec la Sacem, soutien de longue date, comme le rappelle le chargé de projet du festival. « Au delà de l’aide financière, qui est non négligeable, il y a une reconnaissance pérenne de notre travail, de notre savoir-faire, et de notre action pour mettre en avant le travail des auteurs-compositeurs. La Sacem est avec nous depuis le début. Pour l’anecdote, le concept du Grand Choral est né d’une suggestion faite par le célèbre parolier Pierre Delanoë en 1992, lorsqu’il était président de la Sacem. »

Si d’autres festivals ont depuis repris le concept, tels Les fous chantants à Alès, Les Folies Vocales à Agen ou plus récemment les Francofolies à La Rochelle, Sylvain Tardy n’en prend pas ombrage et veut y voir une preuve de l’intérêt que portent les Français à l’art choral. « Globalement, on peut dire que depuis l'après-guerre, c'est une activité qui n'a cessé de se développer et d'avoir du succès en France. Mais jusqu’à récemment, elle pouvait être perçue comme ringarde, pratiquée par des enfants ou des retraités. Ça a beaucoup évolué. D’abord au niveau des répertoires et, pour le coup, notre initiative n'y est pas étrangère. Jusque dans les années 1990-2000, la chorale, c’était du classique ou du folklore. Aujourd’hui, les répertoires pop et chanson française sont devenus extrêmement répandus. Et il y a aussi la question des pratiques. Auparavant ça passait par des associations paroissiales ou culturelles. Sur les dix dernières années, de nouveaux usages se sont institués, qui conviennent à un public plus jeune et plus actif, avec des rendez-vous dans des bars ou dans des lieux culturels pour chanter deux heures sans engagement. Ça a permis d’ouvrir la pratique à un public plus large. »

Et quitte à décloisonner les pratiques, pourquoi ne pas proposer aux spectateurs de chanter également ?
L’idée trotte dans la tête de Pierre Babolat. « Je voudrais faire une sorte de bal de la chorale, développer un peu plus l'interaction entre le plateau et le public, confie le créateur du Chœur de Pierre. Quand tu fais chanter le public, il ne vit pas la même expérience. Je m’arrange toujours pour qu'il y ait dans mon répertoire un passage du type “lala lalala”, que tout le monde puisse reprendre en chœur. L'acte de chanter a des bienfaits qui sont scientifiquement prouvés. Chanter, ça a un côté libérateur du seul fait de la respiration. Et chanter à plusieurs, c’est encore mieux, il y a une histoire de vibration, d’harmonie. Et tant pis si certains chantent faux. Lorsqu’on entend une foule chanter, par capillarité, ça sonne juste ! »

Publié le 17 juillet 2024